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11 septembre 2013

Le rêve brisé de Salvador Allende

 

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Extrait du film "Septembre chilen"

Une expérience démocratique écrasée par l’armée

Le rêve brisé de Salvador Allende

C’est une des dates les plus noires de l’histoire de la gauche au XXe siècle : il y a trente ans, le 11 septembre 1973, le putsch de la junte présidée par le général Augusto Pinochet mettait un terme, dans un bain de sang, à trois années d’une expérience sans précédent. Pour la bourgeoisie chilienne comme pour les dirigeants des Etats-Unis, il fallait briser le rêve de Salvador Allende et de l’Unité populaire - une transition pacifique vers un socialisme démocratique - avant qu’il ne soit trop tard. A tout prix...

par Tomás Moulian, septembre 2003

L’analyse de toute la trajectoire de Salvador Allende, et en particulier de ses positions au cours de la période agitée de l’Unité populaire, permet d’interpréter de manière adéquate le terme de sa vie. Son suicide, le 11 septembre 1973, dans le palais présidentiel de la Moneda, ne fut ni un acte désespéré ni un acte romantique cherchant à forcer une entrée héroïque dans l’Histoire. Ce geste prolonge la vie d’un réaliste, un grand homme politique en réalité.

Au sein d’une gauche chilienne se réclamant depuis longtemps du marxisme et d’un Parti socialiste qui, dans les années 1960, dérivait vers le « maximalisme », Salvador Allende a représenté un type particulier de révolutionnaire. Il avait mis ses espoirs dans les urnes et croyait à la possibilité d’instaurer le socialisme à l’intérieur même du système politique.

Allende n’a rien d’un tribun révolutionnaire friand de rhétorique. C’est un homme politique forgé dans les luttes quotidiennes. Il vise à conquérir des espaces pour une politique populaire, au sein d’un système démocratique représentatif dans lequel les politiques d’alliance favorisant la gauche sont réalisables. Mais jamais il n’abandonne la critique du capitalisme et le désir de socialisme. C’est la grande différence entre ses positions et celles de l’actuel Parti socialiste chilien, membre de la Concertation démocratique au pouvoir depuis la fin de la dictature. Pour Allende, être réaliste ne signifie pas nier l’avenir en se contentant d’une politique « pragmatique ».

Sa vision se forge dans la période des coalitions de centre gauche (1938-1947), particulièrement dans le gouvernement de Pedro Aguirre Cerda, dont il est le ministre de la santé. Il découvre alors ce qui va devenir, à partir de 1952, le centre de sa stratégie : la recherche de l’unité entre les deux grands partis populaires, le Parti socialiste et le Parti communiste. Les rivalités entre ces deux forces ont jusque-là affaibli la coalition gouvernante et limité ses réformes en favorisant les possibilités de manœuvre de l’allié centriste, le Parti radical, qui fait pencher la balance. Ces gouvernements sont les exécutants d’un programme démocratique bourgeois ou, autrement dit, d’une modernisation capitaliste accompagnée d’une législation sociale et d’un rôle d’arbitre de l’Etat, qu’Allende, contrairement à d’autres dirigeants socialistes, ne remet jamais en cause.

Pour réaliser cette politique d’unité entre socialistes et communistes, Allende se voit obligé en 1952 à un geste paradoxal : briser son propre parti. Son obsession est alors la recherche d’un chemin latino-américain vers la révolution, principalement inspiré par l’idée de « troisième voie » de Victor Raúl Haya de la Torre et des « apristes » (1), mais dont la matérialisation à ce moment est incarnée par Juan Domingo Perón et le « justicialisme » argentin. Allende s’oppose à cette dérive vers le populisme. Il se retire du Parti socialiste pour organiser le Front de la patrie avec les communistes, encore dans la clandestinité. De là surgit sa première candidature à la présidence, en 1952.

Ce geste en fait le leader de l’unité avec les communistes et le porte-parole du premier embryon, encore imprécis dans sa formulation théorique, de la politique de conquête électorale du gouvernement par une coalition révolutionnaire. Cette stratégie se met en marche avant le 20e congrès du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS), mais il s’agit bien là d’une prolongation des thèses des fronts de libération nationale défendues par les partis communistes dans presque toute l’Amérique latine.

Plaçant Allende tout près de la victoire, les résultats des élections de 1958 le posent en dirigeant des années 1960, une époque durant laquelle la ligne de la transition institutionnelle vers le socialisme, appelée aussi voie pacifique, ou non militaire, s’oppose à la thèse de la prise du pouvoir par la lutte armée, vers la « destruction de l’Etat bourgeois », qui avait montré son efficacité à Cuba.

Plus proche des communistes que de son propre parti, Salvador Allende ne se laisse pas entraîner dans le virage vers la gauche pris par les socialistes chiliens après l’échec de la campagne présidentielle de 1964. De nombreux hommes politiques de ce parti s’empressent alors de décréter la fin de l’option électorale et annoncent la nécessité d’un changement de stratégie sans se donner la peine d’étudier les spécificités du cas chilien, avec sa complexe structure de classes, son système de partis et sa longue et constante tradition démocratique.

Allende se maintient en marge de ce tourbillon. Sans jamais cesser d’apprécier et de soutenir Cuba, il continue de croire, presque en solitaire parmi les socialistes, qu’il est possible de triompher à l’élection présidentielle et, à partir de là, de promouvoir une transition institutionnelle vers le socialisme. Cette attitude lui vaut d’être la cible de nombreuses critiques.

Un socialisme libertaire et pluraliste

La mentalité triomphaliste des années 1960, une période optimiste due à l’actualité de la révolution, empêche les partis et les intellectuels marxistes de se poser les questions essentielles pour la construction du socialisme au Chili par la voie institutionnelle. Le socialisme est-il réalisable alors qu’un large fossé les sépare des secteurs progressistes du Parti démocrate chrétien, dynamisés par le leadership de Radomiro Tomic ? Comment obtenir l’indispensable majorité institutionnelle et populaire sans construire au préalable un bloc favorable aux changements, un large front progressiste ?

Durant cette intense période de l’Unité populaire (étape de bonheur pour la construction de l’avenir mais tragédie en germe), Allende va plus loin que quiconque dans la définition de l’horizon stratégique. Dans son discours du 21 mai 1971, parlant du but et pas seulement de l’étape, il définit le socialisme chilien comme libertaire, démocratique et pluripartite. Cette conception fait de lui le précurseur des thèses de l’eurocommunisme.

Il va plus loin que les communistes chiliens : ces derniers n’abandonnent pas la conception orthodoxe du socialisme à construire et sont enfermés dans la logique du moment décisif où il faudra prendre « tout le pouvoir ». Tout en reportant cette phase dans le temps, ils la considèrent comme indispensable. La fameuse métaphore de leur dirigeant, Luis Corvalán, sur « le destin final du train du socialisme », le dit avec précision : celuici arrivera jusqu’à Puerto Montt, à l’extrémité sud du Chili, mais certains alliés temporaires descendront avant.

Il est clair pour Allende qu’il n’y a pas de transition institutionnelle sans la création d’une alliance stratégique avec tous les secteurs progressistes pour générer une solide majorité. Mais sa lucidité est vaine, il ne parvient pas à imposer cette politique au bon moment.

Arrivé au pouvoir, jamais il n’envisagera d’abandonner son éthique humaniste ni de recourir à l’autoritarisme du pouvoir, comme l’ont fait presque tous les présidents depuis 1932. Cette attitude a certes empêché sa « révolution » de faire peur à ses ennemis. Mais le degré de développement de la crise au début de l’année 1973 l’aurait obligé non seulement à poursuivre légalement certains secteurs de l’opposition, mais aussi les groupes de gauche qui s’opposaient à sa politique ; il se serait alors retrouvé dans une impasse. Ce fut un démocrate, même dans les périodes de constantes menaces contre le gouvernement, d’interventions étrangères ostensibles et de pratiques terroristes de l’extrême droite.

Sans en arriver à l’autoritarisme, sans doute aurait-il dû jouer un rôle de président fort dans un sens précis : en se distanciant des partis et en imposant ses décisions dans les moments cruciaux. Ce sont les hésitations des formations politiques, leur lenteur à prendre les décisions qui ont précipité le dénouement et facilité la tâche à ses ennemis, dans une Unité populaire déchirée par la parité catastrophique entre ceux qui acceptaient le besoin de négocier et ceux qui proposaient d’« avancer sans transiger ».

Allende n’a pas cherché à créer un nouveau réformisme ni un chemin socialdémocrate. Il s’agissait de faire de la démocratisation radicale de toutes les sphères de la vie sociale l’axe de la transformation sociétale. Là était son caractère révolutionnaire, et non dans l’usage de la violence pour résoudre le problème du pouvoir. Malheureusement pour l’avenir des idéaux socialistes, cette tentative a échoué.

Le président chilien n’entre pas dans l’Histoire à cause de sa mort, mais à cause de sa vie, et sa mort renforce le mythe. Grâce à son instinct politique et à son réalisme historique, il en vient à représenter l’expression symbolique d’une « nouvelle manière » d’accéder au socialisme, à un moment où les symptômes de crise des socialismes réels commencent déjà à se faire sentir.

Le jour du coup d’Etat, Salvador Allende se suicide. Pourquoi avoir occulté cette réalité durant tant d’années ? Son suicide est un acte de combat. Lors de cette terrible matinée du 11 septembre, le président passe de la douleur à la lucidité. D’abord, c’est la trahison qui l’accable. De nombreux témoins racontent qu’il s’inquiétait pour « Augusto ». D’ailleurs, dans l’un des discours de ce matin-là, il enjoint aux militaires loyaux de défendre le gouvernement. A quel autre général pouvait-il penser si ce n’est à Pinochet, à qui il avait confié les « étoiles » de commandant en chef des armées ?

Quelle a été cette douleur ? Jules César a dit à Brutus : « Toi aussi, mon fils ? » Une plainte de stupéfaction face à la bassesse dans laquelle est tombé l’ami. La question représentant la douleur la plus intense qui soit face au sentiment de frustration. Allende se l’est certainement posée à plusieurs reprises au cours de la matinée.

Mais à un moment donné il atteint la maîtrise ascétique de lui-même. Il contrôle la douleur pour la mettre au service de la politique. En effet, il n’a jamais envisagé de sortir vivant du palais de la Moneda. Sans doute pressentait-il qu’il mourrait en combattant. Il pensait à la résistance, aux militaires capables d’honorer leurs serments et à des partis capables de transformer leurs paroles en actes, donc en affrontements. Il ne s’imaginait pas seul, abandonné, entouré uniquement de ses fidèles, tandis que l’Unité populaire décrétait le cessez-le feu.

Face à cette nouvelle perspective, face à celle de sa survie aux bombardements et de la déroute sans résistance, Allende cherche à obtenir le meilleur résultat politique. Il écarte l’exil et prépare la réponse la plus adéquate, celle qui doit être la meilleure expression de ses idéaux et entraîner les conséquences les plus néfastes pour celui qui entraîne le Chili dans la tragédie. C’est le geste du suicide. Cet acte qui éclabousse le général Pinochet de son sang restera pour toujours une trace indélébile.

Au moment même où il va triompher, le général commence à marcher vers l’endroit où il finira, comme un soldat sans honneur qui fuit ses responsabilités, qui survit grâce à des fourberies légales. Triomphant certes, car il a modelé la société chilienne actuelle. Mais il ne pourra jamais atteindre le piédestal du héros, car le héros peut être Agamemnon mais pas Egisthe (2).

Pourquoi le général Pinochet a-t-il agi ainsi ? Parce qu’il était avide d’un pouvoir qui ne proviendrait pas du « père », de celui qui l’avait désigné comme chef. Cette impulsion inconsciente et incontrôlable l’a conduit à une erreur : craindre davantage Allende vivant qu’Allende mort. Ce parricide symbolique est la marque qu’Allende lui imposa comme destin. Il n’a même pas pu le tuer, car Allende a choisi lui-même sa propre mort.

Comme dans le drame de Sartre, Pinochet est déjà entouré de mouches. C’est pourquoi ses disciples et ses favoris le renient désormais. Ses lieutenants militaires répudient ouvertement ses violations des droits humains. Ils doivent le faire pour conserver la légitimité du modèle. Ils veulent qu’on oublie que cela fut le produit de la force machiavélique du pouvoir sans entraves, d’une terreur dont le général Pinochet fut le responsable à leurs côtés. Salvador Allende a perdu la première bataille pour un nouveau socialisme. Mais il n’est pas un fantôme épuisé. Il demeure le drapeau d’une lutte à reprendre pour le socialisme de demain.

Tomás Moulian

Sociologue, Université des arts et des sciences sociales (Arcis), Santiago. Auteur de En la brecha. Derechos humanos, criticas y alternativas, Editorial Lom, Santigao, 2002.
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