Le Front national et les valeurs républicaines
Faire dériver les
trois principes de liberté, d'égalité et de fraternité du transfert aux
autorités séculières de valeurs religieuses est une contre-vérité.
Pendant près de quinze siècles de domination temporelle, et pas
seulement spirituelle, de l'Eglise catholique en Occident - en gros de
la conversion de Constantin en 312 à la Révolution de 1789 -, jamais le
christianisme institutionnalisé n'a pensé ni promu les trois valeurs en
question. Il les a bien plutôt bafouées copieusement et ces valeurs sont
à l'inverse nées d'une résistance à l'oppression théologico-politique.
Qu'on en juge.
Liberté ? Le droit
canon de l'Eglise n'a jamais fait figurer la liberté de conscience (être
athée, pouvoir apostasier une religion, en changer, etc.) dans ses
principes essentiels. Tout au contraire. La répression des hérétiques
(les cathares, par exemple), des autres religions (protestante, juive,
puis musulmane), de la science (Giordano Bruno, Galilée), de la culture
(l'index des livres interdits supprimé seulement en 1962) ne procède pas
d'une philosophie de la liberté, mais d'une théologie de la contrainte.
En 1864 encore, un syllabus de Pie IX (encyclique Quanta cura) jette
l'anathème sur la liberté de conscience.
Egalité ? L'Eglise a
toujours considéré que l'inégalité était inscrite dans l'ordre des
choses et voulue par Dieu. Elle a entériné et sacralisé le servage de
l'ordre féodal, la monarchie absolue dite de droit divin, et même, avec
le pape Léon XIII à la fin du XIXe siècle, la domination capitaliste. La
répression des jacqueries paysannes se fit le plus souvent avec sa
bénédiction. La seule égalité qu'elle a affirmée est celle des hommes
prisonniers de leur finitude et de leur tendance au péché, et jamais
elle n'en a fait la matrice d'une émancipation sociale ou politique.
Ceux qui le
tentèrent furent réprimés. La théologie de la libération, en Amérique
latine, fut condamnée par Jean Paul II. La collusion du politique et du
religieux fut aussi celle de l'ordre social et du religieux, si bien
représenté par les soldats du Christ d'une noblesse peu soucieuse de ses
serfs, à l'époque des croisades. Lors de l'affaire Dreyfus, l'Eglise
n'a pas brillé dans la défense de la liberté et de l'égalité, et n'a
guère mis en garde contre l'abjection de l'antisémitisme.
Fraternité ? Si
théoriquement les hommes sont frères comme fils du Dieu chrétien, ils ne
le sont que dans la soumission et non dans l'accomplissement, toujours
stigmatisé comme "péché d'orgueil". La transposition de la fraternité
issue de la condition commune des êtres humains tant qu'ils sont mortels
en fraternité sociale et politique est l'invention d'un concept tout
nouveau, qui doit bien plus au droit romain d'une humanitas que Cicéron
tenait pour source de la République qu'au décalque d'une fraternité de
finitude.
Rappelons que la
réécriture cléricale de l'histoire visant à faire d'une tradition
religieuse particulière la source des principes universels de
l'émancipation est devenue courante, malgré son évidente fausseté. Elle
consiste à nier les apports du droit naturel (jusnaturalisme souligné
par les historiens du droit) issu de l'Antiquité gréco-latine mais aussi
les souffrances et les luttes, qui furent les vrais leviers de
l'émancipation, en dessinant les idéaux qui, en creux, dénonçaient les
oppressions.
Il faut que
Spartacus prenne les armes pour transposer en termes sociaux l'égalité
de droits des citoyens et étendre la liberté juridique à tous les
hommes. Quant à l'égalité évoquée par Paul de Tarse elle n'est jamais un
concept socio-politique ni juridique, mais un nivellement religieux de
tous les hommes compris comme fidèles soumis à Dieu.
Ce qui est pervers
et idéologiquement redoutable dans le nouveau discours du Front
national, c'est le fait de tenter d'assumer les valeurs républicaines
alors que traditionnellement c'est l'ordre social dominateur qui était
encensé. Joseph de Maistre, penseur chrétien contre-révolutionnaire,
ironisait sur les droits de l'homme, qu'il jugeait abstraits et peu
crédibles au regard d'inégalités tenues pour naturelles. C'est lui qui
fonde l'idéologie de la droite extrême. Il rejette du même coup
l'universalisme qui consiste à tenir l'humanité comme d'égale dignité,
abstraction faite des hiérarchies sociales sédimentées dans la tradition
occidentale et des différences de civilisation. Et il en tire une
condamnation de la Révolution française. Voilà la tradition occidentale
façonnée en partie par le christianisme institutionnel.
Cette fois-ci
l'opération séduction de Marine Le Pen consiste à assigner à résidence
les idéaux émancipateurs, à particulariser l'universel, à taire le long
passé de luttes et de larmes qui les fit advenir contre une tradition
fondamentalement rétrograde et oppressive. La nouvelle figure du
différencialisme discriminatoire consiste à prétendre que seuls certains
peuples habités par certaines religions ont accouché des droits de
l'homme, et que les autres, par essence, sont hostiles à de tels droits.
Défendre ceux-ci,
c'est donc continuer à exalter subrepticement certains peuples par
rapport à d'autres. Au fond rien n'a changé, sinon l'habillage
idéologique. Pas de Turcs dans l'Europe vaticane ! Après le
différencialisme biologique, le différencialisme dit culturel se mue en
discrimination hiérarchique et s'efforce de nourrir le rejet de certains
peuples au nom de principes universels... qui seraient nés spontanément
de civilisations particulières !
La ficelle est
grosse mais elle peut hélas être efficace si l'on pratique l'amnésie
volontaire de l'histoire. Et son instrumentalisation pour nourrir un
prétendu choc des civilisations est dangereuse. Elle prétend
essentialiser des données historiques, diaboliser certaines religions en
les clouant à leur figure intégriste et en présentant les autres sous
leurs traits "nouveaux" après avoir effacé de la mémoire collective les
tragédies que leur instrumentalisation politique déclencha. En écrivant
le livre noir du christianisme officiel, Kant et Hugo ont réfuté par
avance les thèses de Marine Le Pen.
L'analyse effectuée
ici pour le triptyque républicain vaut donc a fortiori pour la laïcité,
dont une nouvelle idéologie prétend qu'elle serait née du christianisme,
alors que celui-ci, dans son institutionnalisation, en a constamment
piétiné les principes constitutifs. Ni la liberté de conscience ni
l'égalité des divers croyants, des athées et des agnostiques n'ont
jamais été défendues en théorie ni promues en pratique par les autorités
chrétiennes, et il a fallu que les luttes pour l'émancipation laïque
les fasse advenir. Le "ralliement" (ambigu d'ailleurs, car nostalgique
des privilèges perdus) de l'Eglise à la laïcité ne s'est fait, du bout
des lèvres, qu'au XXe siècle. C'est bien tard pour une institution
présentée comme habitée par de telles valeurs dès l'origine...
Henri Peña-Ruiz, philosophe et écrivain, membre du Parti de gauche