La valise diplomatique mardi 20 juillet 2010 La
La politique culturelle en toutes lettres
Le 15 juillet, à l’appel de plusieurs syndicats de professionnels du spectacle vivant, une manifestation d’un millier de personnes a regroupé artistes, techniciens, directeurs de salle, spectateurs et élus, place du Palais des Papes, à Avignon. Dans le prolongement de trois mobilisations antérieures, cette manifestation témoignait d’une inquiétude qui touche l’ensemble des acteurs du champ culturel. Mais, au-delà de la diminution programmée des budgets, c’est sans doute la définition nouvelle du rôle de l’art et de la culture qui suscite le refus. D’autant que cette inflexion promue sous la présidence de M. Nicolas Sarkozy ne cherche pas à se dissimuler : elle se donne à lire en toutes lettres.
Tout commence par une lettre de mission de douze pages datée du 7 juillet 2007 et adressée par le nouveau chef de l’Etat à sa ministre de la culture d’alors, Christine Albanel. « Vous mettrez en œuvre l’objectif de démocratisation culturelle voulue par Malraux… » ; « Vous ferez de l’éducation artistique une priorité… » ; « Vous veillerez à ce que tous les enfants fassent de l’art… » ; « Vous créerez un “pass-culture”… » ; « Vous exigerez que chaque structure subventionnée rende compte de la popularité de ses interventions… » ; « Vous nous proposerez des mesures d’accompagnement à la transition des industries culturelles… » ; « Vous prendrez les dispositions nécessaires pour sortir la presse de la crise… » ; « Vous étudierez le projet d’un ambitieux mémorial de la France libre… » ; « Vous nous proposerez une remise à plat des dispositions législatives qui s’appliquent à l’audiovisuel… » ; « Vous lutterez contre les abus du régime d’indemnisation du chômage des artistes… » ; « Vous dégagerez des marges de manœuvres accrues…… Vous nous proposerez des indicateurs de résultats… » ; « Vous… ».
Cette pratique de l’injonction présidentielle consignée par écrit est une première sous la Vème République des « affaires culturelles ». Depuis Malraux, c’est le verbe qui commandait et, comme l’a jadis raconté Emile Biasini, « le ministère s’était habitué à administrer la culture avec de l’éloquence, beaucoup d’imagination et trois francs six sous » (1). Il a fallu l’élection de François Mitterrand en 1981 et la nomination de Jack Lang à la tête du ministère de la culture pour que les déclarations d’intentions trouvent en sus du lyrisme de circonstance une plus consistante matérialisation budgétaire.
La rhétorique politique de Nicolas Sarkozy en matière d’art et de culture prend le contre-pied des usages. Elle évacue le lyrisme pour le remplacer par des arguments, des chiffres et des statistiques. L’objet de ses discours contribue à déconstruire habilement le mythe de la culture, tout en concourant à « décomplexer » intellectuellement une droite populiste qui veut en découdre avec les élites. Dans le même temps, le fameux « objectif de démocratisation culturelle » présidentiel, si ardemment souhaité, se trouve perverti par l’effet conjugué des obligations de résultats qu’induisent le contrôle de plus en plus sournois de la dépense publique (en particulier depuis la mise en œuvre de la révision générale des politiques publiques) et par le consensus politique entourant désormais le critère de succès d’une œuvre. Seuls comptent désormais la « fréquentation » des salles et le « nombre d’entrées », la question de l’« offre » artistique étant, dans les faits, devenue secondaire.
Ce procédé, implicitement encouragé par les élus locaux de la République toutes étiquettes confondues, permet au président de réduire la politique culturelle à un catalogue de mesures quantitatives. Mais il prend soin de conserver le bénéfice du prestige que les monarques d’antan tiraient de leur proximité avec les artistes : « Je revendique et assume mon statut de protecteur des arts et de défenseur de la culture » (2). Ce faisant, le chef de l’Etat prend publiquement le risque de se contredire, puisque cette posture n’a de sens que si le mythe en question continue d’être entretenu, ce qui n’est plus le cas. Si, comme il le martèle, « la démocratie culturelle est un échec » — constat par ailleurs partagé par bon nombre d’observateurs (3) de droite comme de gauche —, comment « le défenseur de la culture » peut-il affirmer qu’il entend opérer une « refondation » s’il dénie aux institutions culturelles publiques la capacité à faire leur métier, c’est-à-dire programmer aussi des œuvres exigeantes et risquées en terme de fréquentation ?
Mais pour celui qui considère « le Tour de France cycliste comme de la culture » (4), et avoue avoir été farouchement rebuté par la lecture de la « Princesse de Clèves », parler d’art et de création est d’abord un prétexte pour occuper le terrain idéologique laissé en jachère par la gauche. « Nous devons vaincre la pensée unique, le sectarisme, les sectes (sic) qui voudraient vous inscrire tous dans des petits milieux alors que la culture doit rayonner pour tous ». Pour la première fois un président de la République prend à témoin l’opinion et sa majorité politique, pour leur démontrer, diagnostic en main, qu’il va réussir « avec » les artistes et la profession, là où tous ses prédécesseurs ont échoué. Certains à gauche ont failli y croire. Mais les André Glucksmann, Max Gallo ou Pascal Bruckner, intellectuels ralliés, sont hors jeu ou ont pris leurs distances. Aucun d’entre eux n’est associé à la confection des discours ni à l’ambition culturelle présidentielle.
A trois reprises et dans des contextes volontairement solennels (5), Nicolas Sarkozy cultive l’autosatisfaction récurrente de celui qui, « sans complexe », dénonce l’« immobilisme » et fustige les « privilégiés ». Cela lui permet, remarque le linguiste Pierre Encrevé, de distiller « un vocabulaire de show-biz » qui l’autorise, avec malice, à associer l’art et le divertissement dans le même paradigme : « la soif de culture n’a jamais été aussi forte, le besoin de repères, d’évasion et de plaisir aussi », affirme le chef de l’Etat dans son discours du 7 janvier 2010 à l’endroit du « monde de la culture ».
L’ami de Martin Bouygues et d’Arnaud Lagardère sait en effet tout le parti qu’il peut tirer de la mise en œuvre d’une politique culturelle industrielle qui, selon lui, est la seule capable de « permettre à tous d’accéder à la culture ». Dès lors, retransmission, jeux vidéo, numérisation, TNT, écran ou piratage, musique en ligne, sont devenus des mots-étendards, constituant l’essentiel du glossaire culturel présidentiel. Martelée à longueur de discours, cette terminologie contribue non seulement à « ringardiser » la culture, mais à la « désidéologiser ». Plus rien dans ces propos ne distingue désormais la culture de la communication, c’est-à-dire le contenu du contenant. La grammaire de la politique culturelle publique n’est, aujourd’hui, rien d’autre qu’un agencement de mots, de règles et de principes qu’inspire la fascination exercée par l’innovation technologique à l’endroit d’un public globalement acquis au consumérisme culturel de masse, à l’exemple du film Avatar de James Cameron, où la performance technique et artistique se confond médiatiquement avec la prouesse commerciale. Les prévisions d’Hannah Arendt étaient justes : « Nous serons bientôt, écrivait-elle en 1961, dans une société qui monopolisera la culture pour ses fins propres, pour l’échange marchand de l’industrie des loisirs ». Fort de ce constat, le chef de l’Etat avait décidé en pleine campagne électorale présidentielle d’afficher un nouveau credo : « Faire de la culture une réponse à la crise ». Nous y voilà. En termes plus prosaïques, il s’agit ni plus ni moins de profiter de l’insécurité économique générale et de l’essor d’Internet pour se dégager des habitudes budgétivores des institutions culturelles.
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