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Pourquoi pas ? Le blog de Niurka R.
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27 juin 2010

La crise et l'Europe

Retour vers les années 1930

SamirAmin_remanie_0

   
par Samir Amin                
                        Président du Forum mondial des alternatives (FMA)

                publié : le
8 juin 2010


1.- Il n’y a pas de monnaie sans Etat.  Ensemble, Etat et monnaie constituent, dans le capitalisme, le moyen de la  gestion de l’intérêt général du capital, transcendant les intérêts particuliers  de ses segments qui sont en concurrence. La dogmatique en cours, imaginant un capitalisme géré par le  marché - voire sans Etat, réduit à ses fonctions minimales de gardien de  l’ordre -, ne repose ni sur une lecture sérieuse de l’histoire du capitalisme  réel, ni sur une théorie à prétention « scientifique » capable de  démontrer que la gestion par le marché produit – même tendanciellement – un  équilibre quelconque (a fortiori « optimal »).

Or l’euro a été créé en l’absence d’un Etat européen, substitut aux Etats nationaux, dont les fonctions essentielles de gestionnaire  des intérêts généraux du capital étaient elles-mêmes en voie d’abolition. Le  dogme d’une monnaie « indépendante » de l’Etat exprime cette absurdité.

L’« Europe politique » est un mirage. En  dépit de l’imaginaire naïf appelant à dépasser le principe de la souveraineté, les Etats nationaux demeurent seuls légitimes. La maturité politique qui ferait  accepter le résultat d’un scrutin « européen » par le peuple de l’une  quelconque des nations historiques dont l’Union européenne est constituée  n’existe tout simplement pas. On peut certes le souhaiter, mais il faudra  attendre encore longtemps pour qu’une légitimité européenne émerge.

L’Europe économique et sociale n’existe pas davantage. Une Europe de 27 ou 30 Etats reste une région profondément inégale dans son  développement capitaliste. Les groupes oligopolistiques qui contrôlent  désormais l’ensemble de l’économie (et, au-delà, la politique courante et la culture  politique) de la région ont une « nationalité » déterminée par celle  de leurs dirigeants majeurs. Ce sont des groupes principalement britanniques,  allemands, français et, accessoirement, néerlandais, suédois, espagnols,  italiens.

L’Europe de l’Est et, en partie, celle du Sud sont dans un rapport à l’Europe du nord-ouest et du centre analogue à celui qui régit,  dans les Amériques, la relation entre l’Amérique latine et les Etats-Unis.  L’Europe n’est guère, dans ces conditions, qu’un marché commun, voire unique,  lui-même partie du marché global du capitalisme tardif des oligopoles  généralisés, mondialisés et financiarisés. L’Europe est, de ce point de vue,  comme je l’ai écrit, la « région la  plus mondialisée » du système global. De cette réalité, renforcée par  l’impossible Europe politique, découle une diversité des niveaux de salaires  réels et des systèmes de solidarité sociale, tout comme des fiscalités, qui ne  peut être abolie dans le cadre des institutions européennes telles qu’elles  sont.

2.- La création de l’euro a donc mis la  charrue avant les bœufs. Les politiciens qui en ont décidé ainsi l’ont  d’ailleurs parfois avoué, en prétendant que l’opération contraindrait  l« Europe » à inventer son Etat transnational, replaçant par là même  les bœufs devant la charrue. Ce miracle n’a pas eu lieu, et tout laisse  entendre qu’il n’aura pas lieu. Dès la fin des années 1990, j’avais eu l’occasion d’exprimer mes doutes sur cette manœuvre. L’expression « placer  la charrue avant les bœufs », qui fut la mienne, a été récemment reprise  par un haut responsable de la création de l’euro, lequel, en l’occurrence,  m’avait fait part de sa certitude que mon jugement était pessimiste sans  raison.

Un système absurde de ce  genre ne pouvait donner l’apparence de fonctionner sans grave accroc, ai-je  écrit, que tant que la conjoncture générale demeurait facile et favorable. Il  fallait donc s’attendre à ce qui est arrivé : dès lors qu’une  « crise » (fût-elle, dans un premier temps, d’apparence financière)  frappait le système, la gestion de l’euro devait se révéler impossible,  incapable de permettre des réponses cohérentes et efficaces.

La crise en cours est appelée à durer, voire à s’approfondir. Ses effets sont différents, et souvent inégaux, d’un pays   européen à l’autre. Les réponses sociales et politiques aux défis qu’ils  constituent pour les classes populaires, les classes moyennes et les systèmes  de pouvoir politique sont et seront, de ce fait, différentes d’un pays à  l’autre. La gestion de ces conflits appelés à se développer est impossible en  l’absence d’un Etat européen, réel et légitime ; et l’instrument monétaire  de cette gestion n’existe pas.

Par voie de conséquence, les réponses données par les institutions européennes - Banque centrale européenne incluse - à la « crise »  (grecque, entre autres) sont ineptes, et appelées à faire faillite. Elles se  résument en un seul terme – l’austérité partout, pour tous – et sont analogues  à celles mises en place par les gouvernements en 1929-1930. Ces politiques  avaient alors aggravé la crise réelle ; celles préconisées aujourd’hui par  Bruxelles et le Fonds monétaire international produiront le même résultat.

3.- Ce qu’il  aurait été possible de faire au cours des années 1990 aurait dû être défini  dans le cadre de la mise en place d’un « serpent monétaire »  européen. Chaque nation européenne, demeurée souveraine, aurait donc géré son  économie et sa monnaie selon ses possibilités et ses besoins, même limités par l’ouverture commerciale (le marché intérieur). L’interdépendance aurait été  institutionnalisée par le serpent monétaire : les monnaies nationales  auraient été échangées à taux fixes (ou relativement fixes), révisés de temps à  autre par des ajustements négociés (dévaluations ou réévaluations).

La perspective – longue – d’un « durcissement du serpent » (préparant peut-être l’adoption d’une monnaie unique) aurait alors été ouverte. Le progrès dans cette direction aurait été mesuré par la  convergence – lente, progressive – de l’efficacité des systèmes de production,  des salaires réels et de la protection sociale. Autrement dit, le serpent  aurait facilité – et non handicapé – une progression possible par une  convergence vers le haut. Celle-ci aurait exigé des politiques nationales  différenciées se donnant ces objectifs et les moyens de ces politiques, entre  autres par le contrôle des flux financiers, lequel implique le refus de  l’absurde intégration financière dérégulée et sans frontières.

4.- La crise de l’euro en cours  pourrait fournir l’occasion d’un abandon du système insensé de gestion de cette  monnaie illusoire, et la mise en place d’un serpent monétaire européen en consonance avec les possibilités réelles des pays concernés.

La Grèce et l’Espagne pourraient amorcer le mouvement en décidant : (i) de sortir (provisoirement) de l’Euro ; (ii)  de dévaluer ; (iii) d’instaurer le contrôle des changes, au moins en ce qui concerne les flux financiers. Ces pays seraient alors en position de force  pour négocier véritablement le rééchelonnement de leurs dettes et, après audit,  la répudiation de celles associées à des opérations de corruption ou de  spéculation (auxquelles les oligopoles étrangers ont participé, et dont ils ont tiré même de beaux  bénéfices !). L’exemple, j’en suis persuadé, ferait école.

5.-  Malheureusement, la probabilité d’une sortie de crise par ces moyens est  probablement proche de zéro. Car le choix de la  gestion de d’un euro « indépendant » des Etats, et le respect sacro-saint de la « loi » des marchés financiers ne sont pas les produits d’une pensée théorique primitive. Ils conviennent parfaitement au  maintien des oligopoles aux postes de commande. Ils constituent des pièces de  la construction européenne d’ensemble, conçue elle-même exclusivement et  intégralement pour rendre impossible la remise en cause du pouvoir économique  et politique exercé par ces oligopoles, et à leur seul bénéfice.

Dans un article publié sur de nombreux sites, intitulé « Open  letter by G. Papandreou to A. Merkel », les auteurs grecs de cette lettre  imaginaire comparent l’arrogance de l’Allemagne d’hier et d’aujourd’hui. Par  deux fois au XXème siècle, les classes dirigeantes de ce pays ont poursuivi le  projet chimérique de façonner l’Europe par des moyens militaires, chaque fois  surestimés. Leur objectif de leadership d’une Europe conçue comme une zone  mark, n’est-il pas, à son tour, fondé sur une surestimation de la supériorité  de l’économie allemande, en fait toute relative et fragile ?

Une sortie de la crise ne serait possible que si - et dans la mesure où - une gauche radicale osait prendre l’initiative politique de  la constitution de blocs historiques alternatifs anti-oligarchiques.  L’Europe sera de gauche ou ne sera pas, ai-je écrit. Le ralliement des gauches  électorales européennes à l’idée que « l’Europe telle qu’elle est vaut  mieux que pas d’Europe » ne permet pas de sortir de l’impasse. Cela  exigerait en effet la déconstruction des institutions et des traités européens.

A défaut donc, le système de l’euro, et, derrière lui, celui de l’« Europe »  telle qu’elle est est, s’enfonceront dans un chaos dont l’issue est  imprévisible. Tous les scénarios peuvent alors être imaginés, y compris  celui qu’on prétend vouloir éviter : la renaissance de projets  d’ultra-droite. Dans ces conditions, pour les Etats-Unis, la survie d’une Union  européenne parfaitement impuissante ou son éclatement ne changent pas grand  chose. L’idée d’une Europe unie et puissante, contraignant Washington  à tenir compte de ses points de vue et de ses intérêts, relève de l’illusion.

6.- J’ai  donné à cette réflexion un caractère concis, afin d’éviter les redites. Je me  suis en effet déjà étendu sur différents aspects de l’impasse européenne dans  des écrits antérieurs :

L’Hégémonisme des  Etats-Unis et l’effacement du projet européen, section  II, 2000

Au-delà du  capitalisme sénile, chapitre VI, 2002

Le Virus libéral,  chapitre V, 2003

Pour un monde  multipolaire, chapitre I, 2005

La Crise.Sortir  de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ?  , chapitre I, 2008.

 

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