L’explosion du chômage
Mouvement social,
par Ignacio Ramonet
Il faut le redire : la crise n’a pas touché le fond. Et les prochaines
nouvelles seront plus mauvaises. Les Bourses continuent de plonger. Les
plans de relance échouent les uns après les autres. Ils n’empêchent
nullement que la plupart des principales économies du monde –
Etats-Unis, Japon, Allemagne, Royaume Uni, France, Italie, Espagne,
Canada – soient en récession. Grandes ou petites, les banques se
retrouvent en situation objective de faillite. Elles devraient être
nationalisées d’urgence, sinon le système financier occidental
s’effondrera.
Plus grave. Cette nouvelle phase de la crise entraînera sans doute la
faillite d’un certain nombre d’Etats. Par exemple, l’Irlande plongée
dans une grave récession, avec un secteur bancaire très affaibli et un
déficit public qui pourrait atteindre 11% du PIB. D’autres pays – la
Lettonie, la Lituanie, la Hongrie, l’Ukraine, le Pakistan et même
l’Autriche – pourraient se déclarer en faillite.
L’ouragan financier a déjà effacé un quart de la richesse mondiale.
Dans presque toute la planète, cela provoque des fermetures d’usines,
des précautions protectionnistes et la radicalisation des luttes
sociales.
Cause de pauvreté, d’angoisse et d’exclusion, la lèpre du chômage
s’étend. Aux Etats-Unis, la crise a déjà détruit plus de quatre
millions d’emplois, du jamais vu depuis 1945. La moitié d’entre eux au
cours de quatre derniers mois. Le nombre total de chômeurs dépasse les
12,5 millions, soit 8,1% de la population active. Et des entreprises
géantes comme Microsoft, Boeing, Caterpilar, Kodak, Pfizer, Macy’s,
Starbucks, Home Depot, SprintNextel ou Ford prévoient de licencier en
2009 des centaines de milliers de salariés…
En Chine, la chute brutale des exportations entraîne l’effondrement de
la production industrielle et des licenciements massifs. Plus de 20
millions de travailleurs venus de la campagne ont perdu, au cours de
ces derniers mois, leur emploi. L’ Inde aussi a détruit, entre octobre
et décembre 2008, plus de 500.000 emplois..
En France, un chiffre résume l’intensité du séisme : le nombre d’heures
de chômage partiel est passé de 200.000 en janvier 2008 à 13 millions
en décembre [1]. Il y a plus de deux millions de demandeurs d’emplois,
et l’Unédic, dans une estimation plus que prudente, prévoit que leur
nombre augmentera de 300.000 à la fin de cette année.
L’Espagne est le pays de l’Union européenne le plus touché. Les
chômeurs y sont déjà 3,5 millions et selon les prévisions ils seront
plus de 4 millions en décembre prochain, soit 17% de la population
active. Dans 827.000 foyers, toutes les personnes en âge de travailler
se retrouvent sans emploi…
Au sein de l’Union européenne, le nombre de chômeurs dépasse les 17,5
millions. A quoi il faudra ajouter, à la fin de 2009, la destruction de
plus de 3,5 millions d’emplois. Le chômage touchera alors près de 10%
de la population active des 27 pays de l’Union.
En Amérique du Sud, selon l’Organisation internationale du travail
(OIT), le nombre de demandeurs d’emploi augmentera d’environ 2,4
millions. Les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay)
ainsi que le Venezuela, la Bolivie et l’Equateur éviteront sans doute
le pire. Mais plusieurs Etats d’Amérique centrale ainsi que le Mexique
et le Pérou, en raison de leurs liens étroits avec l’économie des
Etats-Unis, subiront de plein fouet les effets de la crise.
Le directeur général de l’OIT, Juan Somavía, estime que le nombre de
chômeurs à l’échelle du monde (190 millions en 2008) pourrait
augmenter, en 2009, de 51 millions... Il rappelle que le nombre de
travailleurs pauvres (qui gagnent à peine 2 euros par jour) sera alors
de 1,4 milliard, soit 45% de la population active planétaire [2].
Une si violente explosion du chômage entraîne tout naturellement un
retour du protectionnisme. La Russie, par exemple, a décidé d’élever
les taxes à l’importation des véhicules étrangers et vient d’augmenter
les tarifs douaniers sur la viande de volaille et de porc. L’ Équateur
a fait la même chose à l’égard des téléphones portables et le matériel
de transport. Les autorités de l’Inde ont annoncé qu’elles
interdiraient l’importation de jouets en provenance de Chine.
L’Argentine et l’Indonésie ont également créé de nouvelles taxes pour
limiter l’importation de divers produits.
La Grèce a interdit à ses banques de venir en aide à leurs succursales
installées dans d’autres pays balkaniques. La nouvelle Administration
des Etats-Unis a décidé d’appuyer les Big Three (Chrysler, Ford,
General Motors) de Detroit, mais uniquement pour sauver les usines
installées sur le territoire américain. Aucune aide n’a été votée pour
aider les constructeurs étrangers (Toyota, Kia, Mercedes Benz,
Volkswagen, Volvo) installés aux Etats-Unis qui sont également en crise
et emploient des dizaines de milliers d’ouvriers américains. Concernant
l’aide aux industries automobiles, les gouvernements de France et de
Suède ont annoncé que, pour préserver l’emploi local, ils n’aideraient
que les usines installées sur leur territoire. La ministre française de
l’économie, Christine Lagarde, a admis au Forum économique mondial de
Davos que le protectionnisme pouvait être « un mal nécessaire en temps
de crise » [3]. Miguel Sebastián, ministre espagnol de l’industrie, à
appelé publiquement ses compatriotes à « consommer des produits
espagnols » [4]. Et même en Allemagne, grand pays exportateur, une
enquête récente a révélé que 78% des chefs de petites et moyennes
entreprises (PME) étaient favorables à l’adoption de mesures
protectionnistes [5].
De telles mesures provoquent, çà ou là, des poussées de nationalisme
économique voire de xénophobie. Ainsi, en février dernier, au Royaume
Uni, l’un des pays les plus atteints par la crise avec des prévisions
de réduction de la croissance de 2,8%, des milliers d’ouvriers du
secteur énergétique, aux cris de "UK jobs for British workers !" (Des
emplois britanniques pour des travailleurs britanniques) se sont mis en
grève contre l’embauche d’ouvriers portugais et italiens sur un
chantier de la raffinerie Total à Lindsey (Lincolnshire). Au même
moment, toujours en Grande Bretagne, des centaines de milliers de
Polonais étaient « encouragés » chez eux. Même chose en Irlande, où le
sentiment anti-polonais grandit à mesure qu’augmente le nombre des
demandeurs d’emploi. En Italie, les autorités expulsent sans égards les
Roumains. Un peu partout, le droit de résidence des immigrés est remis
en question [6].
Dans de nombreux pays, des patrons ou des banquiers qui réclament à
grand cri – et obtiennent de l’Etat – des aides financières colossales
se servent de la crise comme prétexte pour licencier massivement et
réduire leurs coûts de fonctionnement. Même les entreprises ayant fait
d’importants bénéfices en 2008 n’hésitent pas à dégraisser. Ainsi le
groupe Total qui a annoncé, en février 2009, les plus importants
profits jamais réalisés par une firme française – 13,9 milliards
d’euros – a annoncé un mois plus tard, qu’il licenciait plus de 300
salariés…
Dans le contexte actuel d’explosion du chômage, une telle attitude
révolte. Et il n’est donc pas étonnant que les protestations sociales
se multiplient. Des manifestations populaires ont déjà provoqué la
chute des gouvernements d’Islande, de Belgique et de Lettonie. La
France a connu une grève nationale le 29 janvier dernier, et une
agitation sociale importante en Guyane, Guadeloupe, Martinique et la
Réunion. Avec des avancées très significatives obtenues en Guadeloupe
par un collectif exemplaire qui a su rassembler des partis politiques,
des syndicats et des mouvements sociaux représentatifs de l’ensemble de
la société guadeloupéenne. Avancées que réclament désormais les autres
départements d’outre-mer. Il n’est pas exclu que la contagion s’étende
à la métropole elle même, où une nouvelle journée d’action nationale
était prévue le 19 mars.
Les pays les plus fragiles de l’Union européenne – Bulgarie, Grèce,
Hongrie, Lettonie, Lituanie – ont également enregistré des
protestations populaires et des affrontements plus ou moins violents.
Le chômage est une des pires formes de répression ; une démonstration à
vif de la violence du capitalisme. D’où la rage qui monte. On va vers
des temps difficiles. Le concept de crise ne suffit plus à expliquer le
moment historique que nous vivons. Un changement d’ère. Une mutation
nécessaire de modèles économiques et sociaux. Un espoir enfin de
justice ?
Notes
[1] Sami Nair, El País, Madrid, 7 février 2009.
[2] Le Monde, Paris, 28 de enero de 2009.
[3] Nouvelsobs.com, 30 janvier 2009.
[4] Dépêche de l’agence EFE, 21 janvier 2009.
[5] Time Magazine, 4 de febrero de 2009.
[6] Lire l’article de Javier de Lucas in Le Monde diplomatique en español, mars 2009.