La leçon de Tarnac
TARNAC, RETOUR SUR LE SYSTÈME JUDICIAIRE
Par Alain Brossat, philosophe (*).
Invité à se prononcer sur la mise en place de tribunaux spéciaux
destinés à juger les séditieux, suite à l’attentat de la rue
Saint-Nicaise qui, le 24 décembre 1800, avait failli coûter la vie au
Premier Consul, Benjamin Constant se prononçait sans équivoque : ce qui
fait la force et la valeur de la loi, disait-il, c’est que les voleurs
de poules et les « brigands, les assassins, les scélérats » soient
jugés dans les mêmes formes et selon les mêmes principes. L’homogénéité
des formes est la sauvegarde des justiciables, disait-il, mais aussi du
système qui les juge. Et d’ajouter : « L’abréviation des formes est
donc une peine ; soumettre un accusé à cette peine, c’est le punir
avant de le juger. »
Dans un régime « libéral », au sens où l’entendait Constant, les
juridictions d’exception, quels que soient les prétextes dont elles se
parent, sont intrinsèquement perverses, tranchait le philosophe. Deux
siècles plus tard, ce diagnostic n’a pas pris une ride. L’existence de
juridictions « antiterroristes » est ce qui fournit son alibi à cette
sorte de « prise d’otage légale », commandée par la raison d’État, dont
est victime Julien Coupat, le prétendu « meneur » de ceux que la police
a baptisés le « groupe de Tarnac », une commune rurale installée sur le
plateau du Limousin. Alors même que la construction policière s’est
depuis longtemps effondrée, que la presse, relayée par des juristes,
des personnalités politiques et intellectuelles, a démonté le caractère
fantaisiste des incriminations mises en avant par le ministère de
l’Intérieur et la juridiction antiterroriste, Coupat a pu être maintenu
en détention provisoire depuis le 11 novembre 2008. Les huit autres
co-inculpés ont été libérés sous contrôle judiciaire, un juge des
libertés et de la détention a décidé sa remise en liberté dès le 19
décembre dernier. Mais il a suffi que le parquet de Paris s’y oppose en
usant d’une procédure « d’urgence », le « référé-détention », pour
qu’une sorte de peine indéfinie s’abatte sur ce redoutable « communard
».
On voit distinctement ici à quel point sont dangereux dans leur
principe même toutes les juridictions, tous les dispositifs
d’exception. L’affaire de Tarnac est apparue comme une démonstration si
flagrante de cette « leçon », que c’est un « juge d’instruction
antiterroriste », Gilbert Thiel, qui en a énoncé la morale dès la fin
du mois de novembre 2008. Le propre de la notion même de terrorisme,
dit-il (dans un entretien accordé à Libération), est qu’elle se prête à
toutes sortes d’opérations d’extension insidieuses. Le terrorisme étant
un concept accordéon, il va servir de truchement à toutes sortes
d’opérations (politico-judiciaires) d’hypercriminalisation d’actions ou
de conduites absolument disparates : préparation d’attentats par
explosifs, émeute de banlieue, déversement d’acide sulfurique dans une
rivière en vue de protester contre une délocalisation, diffusion
d’écrits jugés séditieux, plasticage d’un radar routier, etc. D’autre
part, toutes les incriminations de « terrorisme » font apparaître une
dangereuse confusion entre le rôle de l’exécutif et celui du judiciaire
- comme cela saute aux yeux dans le cas de la commune de Tarnac, c’est
sous la pression directe des gouvernants que les magistrats
antiterroristes prononcent les inculpations.
Étant lui-même partie prenante de ce dispositif de l’exception légale,
de l’exception furtive et rendue permanente, le juge Thiel ne peut
évidemment pas aller au bout de son raisonnement et mettre en cause le
principe de l’existence d’un corps de magistrats chargés spécialement
d’instruire les affaires de terrorisme, ainsi que celui de l’existence
de juridictions spéciales, comme celle devant laquelle comparaît
actuellement le nationaliste corse Yvan Colonna. Ce n’en est pas moins
de cela qu’il est question : il est urgent que se compose dans notre
pays une force qui exige la dissolution de toutes les juridictions et
procédures d’exception. Que ce soit du côté de la police, de la
magistrature, voire de l’université (la « criminologie »), le vocable «
terrorisme » est, avant toute chose, un intensificateur de l’exception.
Or ce que manifeste avec éclat la poursuite sans fin de la vindicte
d’État qui s’est abattue sur Julien Coupat, c’est la destination
explicitement politique de ce genre de lettre de cachet : en
s’obstinant à transformer en détenu particulièrement surveillé un jeune
homme exemplairement rétif aux polices contemporaines de l’ordre
néolibéral, il s’agit bien, pour nos gouvernants, d’adresser un message
à toute une jeunesse tentée, aujourd’hui, d’entrer ouvertement dans des
conduites de résistance : n’allez pas vous imaginer que vous pourriez
devenir impunément désobéissants jusqu’à être ingouvernables, n’allez
pas imaginer que nous ne disposions pas de tout l’arsenal propre à
réprimer vos tentations dissidentes : au moindre pas de côté, nous
frapperons sans merci, nous vous harcèlerons et vous arrêterons
systématiquement à la fin des manifestations, nous épierons vos
conduites suspectes, nous vous traiterons en ennemis dès l’instant où
vous entreprendrez de vivre et penser « autrement » ; voyez Coupat.
C’est bien de cela qu’il est ici question : de la criminalisation
promise, grâce à l’existence de dispositifs d’exception discriminants,
relativement discrets, de toute espèce de politique radicale qui récuse
les règles fixées par les gouvernants. En période de forte mobilisation
du milieu universitaire, cette menace prend tout son relief…
(*) Enseigne la philosophie à l’université Paris-VIII Saint-Denis.
http://www.humanite.fr/2009-03-06_Tribune-libre_La-lecon-de-Tarnac